Omniprésents dans les débats, dans les réglementations ou dans les développements technologiques, les véhicules électriques n’ont pourtant pas (encore) eu raison de leurs homologues thermiques. Conscients des difficultés à développer le parc roulant avec les premiers, constructeurs et équipementiers continuent de croire aux seconds avec des stratégies et des innovations toujours probantes.
Si le monde de l’automobile est devenu schizophrénique, on ne saurait lui imputer la responsabilité totale de ce mal profond. Dans quelques années, l’histoire retiendra dans les livres que cet univers a été confronté sur la décennie 2020-2030 à une multitude d’obstacles et une incommensurable montagne d’interrogations. Ces mêmes livres diront alors si celui-ci a réussi à s’en relever ou s’il a dû perdre nombre de ses éléments en cours de route. Entre baisse des ventes et réduction du kilométrage dans plusieurs régions du monde, hausse des prix des véhicules neufs comme d’occasion ou incertitudes sur le plan des réglementations, l’industrie automobile souffre, plongeant dans la crise certains de ses plus grands représentants. Chez les constructeurs automobiles, le poids des investissements s’avère inversement proportionnel à celui des résultats. Les finances sont dans le rouge chez certains et ce contexte, par effet dominos, se répercute sur l’ensemble de la chaîne de valeur. Fabricants de pièces détachées ou de pneumatiques, prestataires de services, logisticiens ou distributeurs, pas un maillon ne pâtit de cette situation ou, a minima, s’inquiète d’en payer les conséquences. Au carrefour de tous les soucis, l’électrique demeure un sujet incontournable. Pas unique mais assez fort pour expliquer de nombreux maux.
Une montée en puissance à relativiser
De la Chine à l’Amérique du Nord en passant par l’Europe, l’électrification du parc est en marche depuis une dizaine d’années. Une marche que l’on pourrait qualifier de forcée ici ou là avec des politiques nationales ou continentales qui restreignent le champ des possibles, sur le plan technologique, avant même que toutes les conditions de marché ne soient réunies pour inciter les utilisateurs à s’aventurer dans un monde zéro émission. Aujourd’hui, l’automobile se retrouve ainsi au milieu du gué. Des milliards ont été dépensés par les constructeurs pour un taux de pénétration qui s’avère tantôt encourageant, tantôt décevant, selon que l’on voit le verre à moitié plein ou à moitié vide, mais quoi qu’il en soit encore minoritaire. A l’échelle du globe, au 31 décembre 2024, on dénombrait 58 millions de véhicules particuliers à batteries (100 % électriques et hybrides rechargeables) sur les routes selon l’International Energy Agency (IEA), soit 4 % du parc roulant global. Une part qui monte à 5-6 % en englobant les poids lourds, bus et deux-roues électriques. En resserrant la focale, des résultats dissemblables apparaissent avec un taux de pénétration évalué, à la fin du premier semestre 2025, à 10,3 % en Chine. Une donnée qui tombe à 3,9 % dans l’Union européenne et même à 2,1 % aux Etats-Unis. Par ailleurs, même si l’IEA estime que la croissance de cette technologies restera dynamique en 2025 (avec une hausse attendue des volumes de 25 %), le marché des modèles zéro émission ne pèsera pas plus de 5 à 6 % dans le monde au terme de l’exercice en cours. Des chiffres qui permettent de relativiser le ras de marrée que peuvent « vendre » certains observateurs.
La transition est en marche…
Dans tout ça, le monde de la rechange n’est pas resté inerte. Challengés par leurs clients constructeurs, les équipementiers ont suivi la tendance des dernières années en s’engageant, eux-aussi, pleinement sur le chemin de l’électrique. Leurs développements ont permis d’aboutir à de nouvelles solutions répondant spécifiquement ou s’adaptant aux véhicules électriques. Mais parce que cet univers avance depuis toujours sur deux jambes, les attentes du marché de l’équipement d’origine n’ont jamais pris le pas sur celles de du marché de la rechange. Raison pour laquelle, aujourd’hui, sur le fond comme sur la forme, l’électrique n’a pas eu la peau du thermique. Les prévisions qui tablaient sur la fin de cette technologie pour très vite ont ainsi dû être révisées. « C’est un constat qu’il faut effectivement nuancer, note Pierre-Henri Tinet, directeur marketing et communication de Purflux Group, référence mondiale du marché de la filtration. L’électrification du parc est plus lente que prévue et beaucoup moins brutale qu’annoncée. » « La transition est en marche, mais elle se fait doucement » corrobore Nasser Tabai, responsable du développement et des ventes de Brand Enineering, grand nom des turbos. De surcroit au Maghreb, région où les véhicules électrifiés, qu’ils soient 100 % électriques ou hybrides, restent extrêmement minoritaire. « Si la montée en puissance des véhicules électriques est inévitable, notamment en Europe, le véhicule thermique reste dominant dans la majorité des marchés, notamment au Maghreb, en Afrique subsaharienne et dans plusieurs pays émergents » analyse encore Abderrahmane Laraqui, directeur des opérations de Floquet Monopole Industrie, référence de la distribution de plaquettes de frein au Maroc.
…mais le thermique reste dominant
Pays par pays, la situation est assez éloquente. Premier marché automobile d’Afrique du Nord, l’Algérie, toujours confronté à des restrictions douanières, ne publie aucun chiffre officiel sur le sujet mais plusieurs études estiment la part des VE quasi nulle dans le pays. En Tunisie, cette technologie représenterait moins de 0,02 % du parc roulant. Enfin, au Maroc, marché le plus mature sur cette problématique, le taux de pénétration de l’électrique ne s’élève, d’après les chiffres du ministère des transports, qu’à 0,15 % (environ 5 700 unités) des véhicules en circulation. De quoi faire dire à tous les spécialistes de la rechange, qu’ils soient locaux ou internationaux, que le thermique a encore de beaux jours devant lui. « En Tunisie, le moteur thermique reste et restera dominant pour encore de nombreuses années, pointe Ibrahim Elkateb, dirigeant d’Elkateb Group, distributeur multiproduit. Le coût d’acquisition des véhicules électriques, l’absence d’un réseau de recharge dense, ainsi que les contraintes d’importation, freinent largement leur adoption à grande échelle. Par conséquent, les véhicules thermiques conservent un avenir solide sur notre marché. » « Quelle que soit la région du monde, les mêmes causes produisent les mêmes effets » résume Pierre-Henri Tinet. « Nous pensons vraiment que les deux types de motorisations vont continuer de coexister pendant un bon moment » juge ainsi Nasser Tabai.
La rechange a su prendre les devants
En prenant du recul sur la situation du marché dans sa globalité et celle de ses représentants plus spécifiquement, il est intéressant et même très encourageant de constater que de nombreux équipementiers sont aujourd’hui très en avance sur les évolutions technologiques du monde de l’automobile. Dans l’univers industriel, pour ne pas être débordé, il vaut mieux avoir un coup d’avance que de suivre une tendance ou chercher désespérément à rattraper son retard. Et c’est exactement ce qui se passe dans la rechange. Pour Nasser Tabai, si la transition du parc se fait doucement, « les professionnels de la rechange s’adaptent déjà en élargissant leurs catalogues ou en commençant à intégrer les besoins des véhicules hybrides et électriques. Il faut avancer sans se précipiter, mais sans rester sur place non plus. » « Dans la rechange, la transition se manifeste d’abord par la diversification de l’offre, la montée en compétences des réseaux, et l’évolution des diagnostics » souligne aussi Abderrahmane Laraqui. « C’est toute l’essence du métier d’équipementier : capter les attentes du marché, faire évoluer les gammes… » résume ainsi Pierre-Henri Tinet. Chez Elkateb Group, son représentant précise qu’une cellule de veille et d’analyse a été mise en place pour anticiper les changements et identifier les bons créneaux de diversification sur l’électrique. Comme tous ses homologues, Floquet Industrie Monopole se prépare donc à cette évolution technologique « en identifiant les pièces à forte valeur dans la chaîne de freinage du VE, et en nouant des partenariats stratégiques avec des acteurs chinois ou européens, détaille Abderrahmane Laraqui. Ce que nous avons fait pour plusieurs de nos clients, pour lesquels nous livrons des pièces de freinage (l’ensemble du cerveau frein : disque, moyeu de roue, et porte fusée assemblés) pour la production de leurs véhicules électriques. Cette stratégie est pensée et étudiée depuis plusieurs années, et nous avons – par le biais de notre R&D, amorcé l’arrivée des VE dans les chaînes de productions de nos clients. » Mais le responsable met en exergue une croyance forte. Celle d’une coexistence des deux technologies, « pour au moins 15 ans » dit-il, supposant une approche équilibrée entre l’électrique et le thermique. « Les équipementiers ont fait leur transition pour proposer des gammes adaptées aux nouveaux enjeux. Maintenant, c’est au distributeur de s’adapter selon les besoins de sa clientèle. C’est la variable d’ajustement, analyse Pierre-Henri Tinet. Pour un équipementier comme Purflux Group, le thermique est aussi important que l’électrique parce que nous devons répondre à toutes les demandes de nos clients. »
Des innovations aussi pour les moteurs thermiques
On revient ainsi à la force du monde de la rechange, au sein duquel les développements suivent cette logique avec de l’innovation destinée aux deux technologies. Par exemple, le portefeuille d’Elkateb Group s’étend des pièces moteurs (distribution, joints, pistons, soupapes…) aux lubrifiants en passant par le freinage, les suspensions, la filtration ou encore les éléments électroniques (capteurs, calculateurs). Sur l’ensemble de ce spectre, Ibrahim Elkateb précise toutefois que, à court comme à moyen terme, la majorité des investissements resteront orientés sur le thermique. Et ce dernier de pointer ainsi plusieurs axes d’innovation : matériaux plus durables, pièces plus compactes, lubrifiants adaptés aux normes Euro 5 et 6, évolution de la connectivité embarquée… Du côté de l’environnement moteur plus spécifiquement, Nasser Tabai note que ces derniers sont « plus performants et moins polluants », laissant apparaitre de nouvelles technologies. Cela se traduit par l’arrivée de pièces plus complexes, tels que des capteurs et des modules électroniques de dernière génération. Au rayon du freinage, Abderrahmane Laraqui pointe l’allégement des pièces (matières, design), la dissipation thermique, l’optimisation du bruit et de la poussière, ou encore de nouveaux traitements anticorrosion comme principales pistes de développement.
L’importance des outils de production
En parallèle, tous les équipementiers du secteur font également évoluer leurs outils de production. Car la mutation de l’offre produits, avec cette dichotomie entre électrique et thermique, implique de revoir les schémas industriels. Pierre-Henri Tinet pose ainsi ce constat : « Certains équipementiers ont choisi entre l’une et l’autre de ces technologies, et doivent désormais en assumer les conséquences. Requalifier un outil industriel sur une technologie est un pari risqué si celle-ci présente des perspectives de croissance hypothétiques. » Dès lors, la R&D sur les pièces s’est déportée aussi sur les chaînes de fabrication. Avec, là-encore, l’ambition de préserver une forme d’équilibre. Et ce point s’avère d’autant plus important que les fabricants maghrébins n’entendent pas jouer un simple rôle dans ce qui est le marché de la rechange aujourd’hui et ce qu’il est en train de devenir. Ils ambitionnent de tirer profit du bigbang en cours pour réaffirmer leur savoir-faire et revendiquer la prédominance d’une industrie locale de haute qualité. « Plusieurs investissements importants ont été engagés sur les cinq dernières années dans le thermique : automatisation, nouvelles cellules d’usinage, augmentation de capacité, technologie de revêtement de surface, etc. détaille Abderrahmane Laraqui. En parallèle, nous investissons dans la R&D, le prototypage et la formation pour accompagner l’arrivée des plateformes électriques et hybrides. » La grande force de Floquet repose ainsi sur l’intégration locale de sa production, le made in Morocco, et une proximité savamment entretenue avec des usines de constructeurs comme Renault Tanger, Somaca, Stellantis Kénitra ou Stellantis Saragosse. « Nous avons cette capacité à produire localement des pièces de sécurité à forte exigence technique et compétitives » ajoute encore Abderrahmane Laraqui.
Rester focalisé sur les basiques
De quoi poser les bases d’un avenir à écrire. Entre deux mondes, entre deux eaux, la rechange a trouvé son rythme pour préserver son principal gagne-pain tout en anticipant son prochain rôle. D’autant mieux que, pour nos observateurs, l’électrique ou le thermique ne changent pas fondamentalement le B.A.-BA du métier. Que ce soit pour l’une ou pour l’autre de ces technologies, les points clés de réussite (ou d’échec, c’est selon) demeurent les mêmes. Le développement de l’offre s’opère ainsi en parallèle à celui des services et de l’accompagnement, que ce soit sur le plan des formations, de la logistique ou de l’outillage. D’où la nécessité de continuer à « répondre à la forte demande pour le thermique, tout en préparant le terrain pour les nouvelles motorisations » aux dires de Nasser Tabai. Ecouter les besoins et accompagner le terrain s’avèrent d’autant plus crucial que, in fine, les enjeux dépassent largement la dualité décrite. Déjà parce que le thermique d’hier n’a plus rien à voir avec celui d’aujourd’hui et encore moins avec celui d’hier (avec notamment l’arrivée des moteurs aux normes Euro 6 et 7). Ensuite parce qu’entre les deux, le poids des véhicules hybrides (en version légère, non-rechargeable ou rechargeable) ne va cesser d’augmenter tant que l’accès aux modèles 100 % électriques sera onéreux et complexe. « Cette technologie apporte le meilleur des deux mondes, avec des solutions probantes et des tarifs de plus en plus abordables » souligne Pierre-Henri Tinet. Enfin, parce que le marché automobile du Maghreb, au-delà des mutations technologiques, est aussi un formidable terrain de jeu pour des néo-marques, qu’elles soient asiatiques ou turques par exemple, prêtes à s’intégrer dans la région avec toutes sortes de motorisations. « L’apparition de ces nouveaux acteurs pousse à la diversification rapide de l’offre en rechange » confirme Ibrahim Elkateb.
Un avenir difficile à anticiper
Entre ouverture d’esprit et réactivité technologique, le monde de la rechange a les cartes en mains pour avancer. Cette vision à 360 degrés est quoi qu’il en soit obligatoire, voire vitale, dans la mesure où les projections s’avèrent bien incertaines à l’échelle de la région. Si, comme précédemment indiqué, les véhicules thermiques restent très largement majoritaires en Algérie avec une proportion infinitésimale, les pouvoirs publics affichent leurs ambitions. Une part de 10 % d’électriques et d’hybrides est espérée pour 2030 moyennant des aides à l’achat, des mesures incitatives ou encore le déploiement de 30 000 bornes. Une ambition qui semble très (trop ?) élevée dans le laps de temps requis… En Tunisie, plusieurs mesures incitatives ont été déployées telles que l’exonération des droits de douane, la réduction de la TVA (de 19 % à 7 %) ainsi que des taxes de circulation et d’immatriculation réduites de 50 % pour les VE. Cependant, entre le coût d’achat élevé, une offre locale encore limitée, des infrastructures de recharge insuffisantes et une sensibilisation faible de la population, les perspectives à court et moyen termes s’avèrent réduites. Des freins que ce pays partage avec le Maroc. Sauf que l’Empire Chérifien possède un atout de taille dans sa manche. En ayant travaillé à implanter localement une industrie automobile pérenne, les autorités marocaines pourraient rapidement passer à la vitesse supérieure sur le plan de l’électrification. Les capacités de productions locales en VE auront ainsi été plus de doublées entre fin 2024 et fin 2025 (passant de 40 000 à 100 000 unités). Associée à l’arrivée de modèles abordables et le développement des infrastructures, cette donnée devrait donc booster les ventes dans le pays. Pour tous les acteurs de la rechange, l’histoire reste donc à écrire mais, comme le résume Nasser Tabai, « que ce soit avec l’électrique ou le thermique, l’innovation ne s’arrête pas, et nous, on reste à l’affût pour s’intégrer au bon moment ».
Julien Nicolas






