Régionalisation, co-production, les atouts de la Tunisie

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Fort d’une expérience tissée depuis des années dans la production de filtres à destination de très nombreux pays dans le monde, et reconnu pour la gestion croisée de sites de production en Europe et en Afrique du nord,   décrypté pour Tunisie Rechange, la question de la relocalisation des industries européennes. Sans cynisme mais avec lucidité, Amine Ben Ayed nous dévoile ce que la Tunisie peut offrir à des investisseurs internationaux en quête de savoir-faire et d’un tissu industriel inégalés de ce côté de la Méditerranée.   

Pensez-vous que la crise que nous traversons va inciter à les équipementiers à réindustrialiser en Europe et en Afrique du nord, en créant de nouveaux partenariats ?

Il faut d’abord préciser que les industries tunisiennes fabriquant des pièces de rechange achetables pour réparer une automobile ne sont pas très nombreuses. Il y a peu d’industries locales de produits finis, même si nous comptons beaucoup de sites industriels, mais ceux-ci appartiennent aux groupes internationaux et sont dédiés à la première monte.

Quels sont les produits qui sont fabriqués en Tunisie pour un usage immédiat ?

En Tunisie, nous fabriquons essentiellement des filtres, des amortisseurs, et des batteries. Pour être complet, il faudrait citer quelques fabrications locales en lubrifiants avec un peu de blending, ou en pneumatiques. Nous comptions également des sites dédiés à l’échappement et au pare-brise mais je ne saurais dire quelle place ils occupent, aujourd’hui, en rechange. Dire que les fabricants tunisiens actuels pourraient se rapprocher ou non des européens ne fait pas vraiment sens si l’on parle de l’aftermarket. Par ailleurs, les fabricants de filtres, de batteries et d’amortisseurs dominent déjà leur marché, ne serait-ce parce qu’en fabriquant localement, leur compétitivité laisse peu de place aux importateurs dans ces trois domaines. En batteries, il y a bien sûr du Bosch, par exemple, dans les filtres, des produits spécifiques PL ou de l’origine certifiée en amortisseurs, mais cela reste à la marge. Des volumes très faibles en réalité, qui ne permettent pas d’envisager des rapprochements. En outre, depuis 2017 et les lois restreignant les importations, il est difficile pour des acteurs internationaux de trouver un intérêt s’il existe une offre locale.

En revanche, pour tout ce qui ne relève pas de ces trois familles, le marché reste aux mains des importateurs de pièces des équipementiers internationaux, notamment européens. Avec l’accroissement du nombre de véhicules asiatiques dans le parc, nous verrons peut-être se présenter de nouveaux acteurs pour compléter l’offre.

La concurrence chinoise ou turque est-elle présente ?

Nous relevons, bien entendu, des importations de produits chinois et turcs, cependant l’automobiliste étant très attaché à sa voiture, il est moins sensible aux sirènes asiatiques, d’autant plus que les voitures sont chères en Tunisie, surtout les moyennes et grosses cylindrées, et on doit faire attention à protéger son bien. Par ailleurs, les véhicules chinois n’ont pas réussi à faire leur percée sur le territoire, malgré un pouvoir d’achat bas, et l’effondrement de notre devise, alors qu’il y en a déjà beaucoup en Algérie. Il en va de même pour la pièce de rechange chinoise. Il faut tout de même préciser que la Tunisie ne représentant pas un gros marché, il attire moins qu’un autre et le retour sur investissement n’est pas forcément au rendez-vous par rapport aux efforts fournis.

L’attractivité du Made in Tunisia ne s’est-elle pas renforcée pendant le Coronavirus ?

Il y a eu peu de changements significatifs dans le monde de l’automobile liés au Coronavirus. Nous craignons qu’il y ait un écrémage dans quelque temps, écrémage qui profitera aux plus gros, mécaniquement, parce que nous n’avons pas eu, comme en France, des aides de l’Etat et que les problèmes en trésorerie ont affaibli les entreprises, qui, elles-mêmes, ont dû soutenir comme elles le pouvaient les familles nécessiteuses.

Pour revenir sur la fabrication, plusieurs professionnels de l’automobile ont fait remarquer que si les européens voulaient réindustrialiser, faire revenir des usines d’Asie et rester compétitifs, ils ne pouvaient pas réussir sans le concours des entreprises d’Afrique du nord, est-ce également votre avis ?

C’est assurément la bonne approche. J’ai beaucoup travaillé, bien avant le Coronavirus, dans le cadre de l’IPEMED (Institut de prospective économique du monde méditerranéen, ndlr) sur les sujets de co-production, co-localisation, etc. Il m’a ainsi souvent été appelé à témoigner sur notre expérience franco-tunisienne et les stratégies que nous avons mises en place avec Solaufil France pour rentabiliser une usine de filtres en France, en jouant sur une chaîne de valeur divisée entre le sud et le nord. Avant d’en arriver là, il est nécessaire de prendre conscience de certains éléments macroéconomiques à commencer par l’incapacité des européens et des acteurs du bassin méditerranéen à remplacer les 200 millions de chinois (hypothèse de travail) qui travaillent exclusivement sur notre secteur à destination de l’Europe. Il faudrait 20 ans pour – a minima – créer des structures permettant ces transferts.

Dans un deuxième temps, nous ne pouvons pas nous exonérer du problème du coût, puisque personne n’est prêt à acheter deux euros ce qu’il peut avoir pour un euro, aucun service achat ne le ferait ! Par ailleurs, quand les dirigeants européens parlent de rapatrier des activités industrielles en Europe, c’est aussi pour plaire aux européens et il leur serait difficile d’annoncer à leurs électeurs qu’ils rapatrient des sites de production qu’ils détenaient en Asie pour les réimplanter en Afrique du nord ! Quand l’Europe annonce vouloir relocaliser à partir de l’Asie, ce n’est pas pour donner aux tunisiens ou aux marocains. Certes, les arguments pour aller dans le sens du Maghreb sont légion, la proximité géographique, des coûts de production attractifs, la langue, un contrôle plus aisé du fait de la proximité, ou l’assurance qu’on ne détournera pas la technologie… mais ils tombent face à la réalité : les fonds européens pour relocaliser sont à destination de la création d’emplois en Europe. Il faut cesser d’être naïf et notre réalisme, seul, nous permettra de faire avancer les choses.

Cependant, lorsque nous parlons de co-production, cela nous amène sur un autre terrain plus constructif. En effet, si dans le cadre d’une co-production Tunisie-France, par exemple, nous arrivions à un coût de 1,25 euro pour filer la comparaison, cela représenterait un surcoût de 0.25 qui serait acceptable. En effet, cette hausse pourrait être absorbée par différentes techniques comme la gestion des risques, les délais, le contrôle de la technologie etc. Cela serait envisageable à condition qu’il y ait de la valeur ajoutée des deux côtés, France / Tunisie, Biélorussie / Espagne, par exemple, etc…

Qu’implique la co-production ?

A la base, il faut poser le problème. Si j’enlève 100 emplois en Chine, il faut considérer que j’en crée 20 en France, et 80 en Tunisie, car il faut mettre en corrélation les coûts de l’ingénierie d’un côté et les coûts de main d’œuvre de l’autre. Ce sont les grands groupes qui doivent le faire, qui savent le faire, car ils disposent de structures facilitant ces transitions, peuvent imaginer installer les bureaux d’étude en Europe et l’exécution ailleurs – c’est un modèle classique qu’ils maîtrisent, d’autres modèles sont, bien sûr, envisageables.

Le secteur de l’automobile se prête-t-il plus qu’un autre à ces co-productions ?

L’automobile a été précurseur de la régionalisation en choisissant de produire progressivement là où se trouvait son marché. Faire venir des pièces d’un continent à l’autre s’est révélé coûteux et les équipementiers se sont installés à côté des sites de production des constructeurs. Faire venir de Tchéquie des pièces pour le maché asiatique s’est vite avéré trop coûteux. En Europe, on essaie également de produire localement pour répondre aux besoins des marchés européens et avoisinants, et la tendance qui consiste à limiter la fabrication de composants en Asie pour des besoins des sites européens n’est pas nouvelle. En ceci, on peut dire que la régionalisation était déjà en marche, toujours en raison d’un calcul raisonné des coûts. Chez Misfat, nous travaillons également sur ce sujet et cherchons les secteurs où il pourrait être plus intéressant de sourcer de ce côté-ci du monde, plutôt que de s’approvisionner en Asie. Mais il est clair que les grands mouvements seront à nouveau initiés par les Européens pour les Européens. Ce qui ouvre, malgré tout, de grandes opportunités à la Tunisie, parce que les Européens auront besoin de sous-traitants pour de nombreux composants. Or la Tunisie est justement le pays où l’on compte un très grand nombre de petites et moyennes structures fabriquant des composants pour la plupart en offshore. Ce qui veut dire qu’à partir de là, on peut construire davantage et très rapidement, parce que nombre d’ingénieurs dans notre pays connaissent déjà ce secteur d’activité, appartiennent à ce tissu industriel et peuvent faire gagner beaucoup de temps aux industriels.

La Tunisie se veut toujours un grand réservoir en ressources humaines expérimentées, techniquement parlant ?

On peut trouver 10 000 ingénieurs formés à aux technologies automobiles, on sait fabriquer et programmer des robots, et nous sommes dans le 4.0 dans beaucoup de domaines, ce qui nous donne une grande avance en high-tech vis-à-vis de nos voisins et ce, grâce aux investissements européens, reconnaissons-le. Nous avons, véritablement, une grande capacité d’absorption au niveau technique. Bien évidemment, tout n’est pas aussi idyllique qu’on pourrait le faire croire, on nous reproche, ainsi, une instabilité politique, notamment face au Royaume du Maroc, au pouvoir « inoxydable », ou des finances publiques qui pourraient être bien meilleures. Mais sur le plan technique, il serait ridicule d’aller voir ailleurs ! Si je voulais donner un exemple de l’ambivalence de la Tunisie, je prendrais celui de l’aéronautique. La Tunisie et le Maroc ont été sollicités de la même façon pour travailler avec les grands donneurs d’ordre de ce secteur. Les Tunisiens, à l’inverse du Maroc, ont su rapidement développer de nouvelles extensions à partir des investissements, ont développé de nouveaux savoir-faire, etc. Mais quand la crise est arrivée, les entreprises marocaines, les investisseurs ont reçu le soutien de l’Etat alors que les entreprises tunisiennes n’ont pas pu en bénéficier, et nous pourrions perdre le bénéfice de tout ce que nous avons réalisé. Par rapport à nos voisins, nous avons 20 ans d’avance sur le plan technique, et nous sommes prêts à travailler avec les Européens, et aussi avec l’Algérie, par exemple, qui a de gros moyens et surtout un grand marché. Mais, c’est encore un marché difficile qui a longtemps vécu en autonomie, grâce à ses ressources énergétiques. Avec l’épuisement de cette manne, sans doute, l’Algérie voudra contracter de nouveaux accords de développement et la Tunisie pourrait être un partenaire très intéressant.

Pour revenir à la distribution automobile, comment la voyez-vous aujourd’hui, regroupés autour de trois zones – Tunis, Sfax et Sousse – et d’une dizaine de grands acteurs ?

Nous avons 85 % de la population qui vit entre Bizerte et Gabès, sur la côte, avec 50 km au maximum à l’intérieur, un rectangle de 500 km de longueur et de 100 km de largeur, comprenant peut-être 95 % du parc automobile. Pour desservir ce marché, les importateurs distributeurs sont implantés à Tunis, les plus importants, puis Sfax et Sousse. Vous évoquez une dizaine de grosses entreprises, elles sont peut-être moins nombreuses, cependant, il faut compter aussi avec une trentaine de sociétés plus petites, voire une quarantaine qui, soit importent toutes seules, soit s’approvisionnent auprès des plus grands. La distribution s’avère ainsi bien organisée autour d’un marché qui n’est pas énorme, avec 1,5 million de véhicules circulant environ. Par ailleurs, le parc n’est pas si varié que cela étant entendu que les marques ne commercialisent pas tous les modèles qu’elles proposent en Europe par exemple. Les volumes se concentrent donc un nombre limité de modèles en voitures et en utilitaires. Le premium n’est pas représenté ou très peu, en raison d’une politique fiscale dissuasive, qui taxe très lourdement les grosses cylindrées. Il en résulte que les automobilistes vont privilégier des pièces de qualité pour leurs véhicules car on fait attention à ce qui coûte cher ! Un automobiliste qui achète un véhicule de 50 000 dinars tunisiens – soit environ une année de salaire – et prend un crédit sur trois ou 5 ans, comptant garder sa voiture une dizaine d’années, ne va pas prendre le risque de mettre des « chinoiseries » ou de négliger l’entretien ! C’est un peu ce qui protège la qualité de la pièce de rechange en Tunisie.

Propos recueillis par Hervé Daigueperce

Hervé Daigueperce
Hervé Daiguepercehttps://www.rechange-tunisie.com
Rédacteur en chef d'Algérie Rechange, de Rechange Maroc, de Tunisie Rechange et de Rechange Maghreb.

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